Les Débutantes

Si quelqu'un regarde

1 pièce de danse des Débutantes

« Rien ne va plus et le monde à la dérive, le tumulte des catastrophes et le vacarme des réactionnaires, la course folle vers l’abîme et nos espoirs toujours déçus. Tout nous isole, le mouvement semble inexorable. Que pouvons-nous faire ? Quelles sont nos possibilités ? Pouvons-nous agir ? En avons-nous encore le temps ? La force ? Tout cela n’est-il pas vain après tout, nos petits gestes insignifiants, chacun dans son coin ? Quel est notre rôle ? Quelle est notre place ? Il faudrait s’unir ? Il faudrait s’engager ? Mais par où commencer ? »

Persuadées que raconter des histoires n’est plus un enjeu, que le théâtre ne peut pas n’être qu’un divertissement, que le monde est si désenchanté qu’on ne peut pas juste vouloir détourner le regard le temps d’un spectacle, Les Débutantes proposent de se réunir. Car le spectateur fait l’oeuvre tout autant que ceux qui sont sur le plateau, de la même façon qu’il n’y a pas de musique sans la rencontre d’un archet et d’un violon. Ils ne sont rien l’un sans l’autre. Parfois cette rencontre est dissonante, mais ça reste une rencontre. Nous faisons avec le peu que nous avons, avec ce que nous sommes, entre danse et théâtre. Nous n’avons pas forcément de réponse. Mais nous posons les questions. Et nous aimerions partager cette recherche avec vous.

Mise en scène :
Thomas Adam-Garnung
Conception et interprétation :
Simon Boin, Stanislas Briche, Camille Cadet, Marion Cole, Etienne Enselme, Maxime Michel
Musique :
Pierrick Monnereau
Durée :
1h15

le projet.

Engagez-vous !

Nous venions d’achever la création d’une pièce qui parlait d’amour et nous sommes repartis, comme nous le faisons à chaque fois, en résidence, à la campagne, dans un lieu isolé, en pleine nature. C’est toujours pour nous un moment privilégié. Un moment pour être ensemble. Un moment coupé du monde et de ses contraintes, de ses vicissitudes qui trop souvent nous égarent et nous dispersent. Généralement nous en profitons pour tourner des films, mais surtout pour nous nourrir d’expériences afin de les ramener au plateau. Faire que la boîte noire du théâtre ne soit pas un laboratoire abstrait et théorique, mais bien un endroit qui accueille l’extérieur, le dehors, de façon très concrète.

Mais, cette fois-ci, il nous fut impossible d’opérer véritablement cette retraite : le monde sans cesse se rappelait à nous. Les malheurs, les injustices, les discriminations, tous ces cris nous parvenaient encore. L’accaparement des richesses par un petit nombre et la paupérisation des autres, les réfugiés qu’on refoule, les inégalités entre les sexes, la question du genre ou encore l’écologie. Tout converge, nous ne pouvons plus continuer ainsi. Et il appartient à chacun de nous de s’engager afin que les choses changent, en mieux.

Mais comment ? Très vite c’est l’écueil sur lequel nous avons buté. Nous sommes si petits, si seuls, qu’en tant qu’individu notre action serait, semble-t-il, vaine ou futile face à l’ampleur des bouleversements que nous vivons. Et puis qui sommes-nous nous pour prendre la parole, pour dire aux autres ce qu’ils doivent faire? Quelle est notre légitimité à prendre part dans des luttes qui ne sont apparemment pas les nôtres?

Alors nous avons rencontré le No Manifesto d’Yvonne Rainer, et il nous est apparu qu’avant même de s’engager, il fallait déjà se demander d’où nous parlons, qui nous sommes et à partir de là constituer un être au monde. Et c’est depuis cette place que nous pourrons prendre appui pour agir. Ensemble.

Car en choisissant de ne pas raconter une histoire, de nous affranchir des mots, de mêler danse et théâtre, nous nous adressons un spectateur agissant, producteur d’imaginaires et pas seulement un regardeur à qui l’on demanderait de recevoir et comprendre une information, un savoir, un dogme. Au spectateur de produire du sens, son sens. Et de ressentir.

Si quelqu’un regarde est du coup comme un work in progress : le travail n’est pas fini, il ne fait que commencer et il y a encore beaucoup à faire, peut-être pas dans le théâtre, sur le plateau, mais sûrement à l’extérieur.

Des amateurs et des professionnels ensemble.

Depuis de nombreuses années, nous travaillons avec des amateurs. C’est, pour nous, l’opportunité de toujours remettre en question notre métier, notre pratique. Ils ne viennent pas là pour travailler, mais pour prendre du plaisir. Ils ne viennent pas là pour l’argent, mais pour s’enrichir. Parfois nous pouvons oublier la chance que nous avons d’être sur un plateau, la responsabilité que cela nous confère. Parfois nous pouvons nous croire plus légitimes qu’un autre sur une scène. Parfois nous pouvons perdre la fraîcheur du débutant et nous scléroser dans la routine. Pourtant d’autres, moins aguerris, moins expérimentés, moins soucieux des questions qui sous-tendent le spectaculaire, empruntent, avec simplicité, évidence et joie, les chemins de la représentation. Ils nous permettent de ne pas perdre de vue l’essentiel. Peut-être peuvent-ils manquer de présence, de précision, peut-être sont-ils parfois quelque peu balbutiants, ils trouvent néanmoins leur place dans un dispositif dont le but n’est pas l’excellence froide du geste, mais bien l’exigence d’une incarnation au service de l’émotion.

Des acteurs et des danseurs.

Si quelqu’un regarde n’est pas à proprement parlé un spectacle chorégraphique. Le metteur en scène n’est pas chorégraphe. Les interprètes ne sont pas tous des danseurs. Et la partition tient plus du dispositif, du protocole que de la chorégraphie. Pourtant ce n’est pas non plus un spectacle théâtral. Il est plus proche de l’idée transdisciplinaire qui prévalait aux productions de Pina Bausch. Il s’inspire aussi des rencontres entre Tg Stan et Rosas. Ce sont des acteurs qui jouent à danser. Ce sont des danseurs qui jouent à interpréter. Les pas sont répétés, réglés, assurés, ils obéissent à une temporalité. Et pourtant, il y aura des erreurs, des maladresses, des faux-pas, des corps qui hésitent, qui improvisent, qui avancent à tâtons. Car nous restons persuadés que c’est dans les scories que peut naître la vie, que peut survenir l’émotion. L’engagement n’est pas un sujet comme un autre. Il demande justement à s’incarner. L’engagement est affaire de rencontres, de corps qui s’entrechoquent, d’heureux hasards. C’est bien pour cela que nous avons souhaité cette mixité sur le plateau. Une véritable hybridation.

Nous travaillons à la marge, sur le fil du rasoir, sur la ligne de crête. Nous risquons l’abîme. La tentation du vertige mais pour mieux savoir où nous posons nos pieds, pour mieux savoir ce que nous trafiquons, pour nous sentir un peu plus vivants. Parce que tout cela, être sur un plateau, dans la lumière, faire des choses que d’autres regardent, n’a rien d’anodin, de naturel, de simple. Nous donnons à voir.

Faire du spectaculaire aujourd’hui

A chaque nouveau projet, c’est la question que nous nous posons : comment faire du spectaculaire aujourd’hui ? Quelle est la place du spectacle vivant face au cinéma, aux shows de la musique pop, aux grands-messes de la mode ? Ne sommes-nous pas en train de travailler en vain pour si peu, avec des moyens dérisoires, désuets, anachroniques ? Quelles formes devons-nous donner à ce que nous faisons pour que ce soit efficace, pour qu’une parole soit entendue ?

Les Débutantes forment un collectif aujourd’hui, mais ne sommes-nous pas en train de succomber à une tendance ? Et ce mode d’association ne porte-t-il pas en lui le risque d’une dissolution de la parole ? Est-ce que travailler en groupe, c’est travailler selon le plus petit dénominateur commun ? Il y a tant d’incertitude. Et pourtant, nous avons cette conviction que cette pensée ensemble, diverse par nature, peut permettre l’émergence d’une pensée commune, forte du groupe tout entier qui la façonne, une pensée qui a un sens.

Création au Théâtre de l’Opprimé, Paris

Janvier 2018

UNE NOTE D’INTENTION

Je fais majoritairement du théâtre. Mais j’ai toujours entretenu avec la danse des rapports très étroits, en travaillant notamment avec Véronique Ros de la Grange, puis Mark Tompkins, Damien Jalet et surtout Aurélien Richard ; en étant un spectateur assidu de danse contemporaine ; en pratiquant toujours dans mes mises en scène un travail sur le corps, le mouvement et l’espace. Et tout naturellement s’est posé à moi cette interrogation, somme toute capitale, mais assez peu creusée : peut-on faire danser des acteurs ? Comment faire danser des gens dont ce n’est pas le métier ? Est-ce encore de la danse ? Est-ce que cela va donner une couleur particulière au spectaculaire ? Est-ce que la danse aura la même saveur ? Voici ce qui a été, pour moi, le point d’entrée de cette création.

Alors, nous nous sommes affranchis des mots, des phrases, des arguments. A la limite, nous nous en sommes servis comme des notes, mais surtout nous les avons mis de côté. Nous ne voulions plus faire que des images, produire des émotions avec des gestes. Nous n’avons pas la prétention de dire ce qui doit être, d’avoir une connaissance sur tout, de transmettre une vérité que nous possèderions. Nous souhaitons juste former un ensemble, un chœur avec ceux qui sont présents, tous ceux qui sont présents, ceux qui agissent et ceux qui regardent. Nous souhaitons juste organiser un peu cette rencontre, lui donner un cadre, un temps, un lieu, l’orchestrer comme un rituel païen, proposant un protocole, un protocole pour expérimenter. Nous expérimentons, nous essayons, nous faisons des tentatives. Nous ne savons pas ce qui va advenir, si la rencontre sera réussie ou ratée. Nous faisons confiance au vivant. Nous imaginons que rien n’arrive par hasard et qu’il y a des nœuds dans l’espace-temps, que ces rencontres que nous rêvons sont déjà là, en puissance, qu’il y a une harmonie à révéler.

Ça raconte. Sans dire véritablement les choses. Un récit à trou. Il faut inventer. Imaginer. Tout ça parce qu’il y a de l’indicible. Tout ça parce qu’il y a des choses qui nous dépassent. Des choses qui se disent indépendamment de nous, sans que nous ayons véritablement voulu les exprimer. Un peu comme des lapsus. Un peu comme des mots qui sortent de la bouche sans crier gare, sans prévenir. Des mots qui forcent les lèvres, actionnent les mâchoires, des mots qui sortent. Sauf que ce ne sont pas des mots, juste des gestes, des mouvements, des postures. Qui disent plus qu’un long discours. Ça nous échappe et alors ? Qu’on en joue.

Thomas Adam-Garnung