Les Débutantes

mu

David Drouard

l'art pour l'art ?

Mu, pas le participe passé du verbe mouvoir, non la lettre, qui signifierait l’eau. Mais en fait d’eau, nous ne verrons pas la couleur. Plutôt une débauche de fumée.

Et on nous annonce une pièce de danse sur le Krump. Le Krump, on aime ça. Le Krump, c’est un peu la dernière branche du hip hop à la mode, celle qu’on commence à voir un peu partout dans des battles mais aussi au cinéma.

En 1992, alors que des émeutes secouent les Etats Unis, Thomas Johnson invente un personnage de clown dansant pour animer les goûters d’anniversaire d’un ghetto de Los Angeles. Les enfants reprennent sa danse et devenus adultes, ils abandonnent les facéties pour la colère. Leur danse semble agressive par ses gestes brusques, amples, saccadés, comme des coups que l’on porterait mais toujours dans le vide, décharges d’énergie pour exprimer, quand on est privés de mots, des états d’âme face à la violence du monde. Nous voilà intrigués.

Alors on lit la feuille de salle, ce que les spectateurs sont invités à lire avant le spectacle : « David Drouard s’empare de l’énergie vibrante du Krump, de l’ardeur dévorante des 7 danseurs et crée un fin mélange entre danses contemporaine et urbaine » Et tout l’écueil de cette pièce apparaît déjà là. « S’empare », le verbe est fort, synonyme de « conquérir », de « se saisir », de « tirer parti de quelque chose ». Est-ce que le Krump est quelque chose dont on s’empare ? Avec quelle légitimité ? Mais surtout, il s’en empare pour en faire quoi ? Si le désir de conquête n’est motivé que par le souhait de créer un mélange, que par la tentation de l’esthétique, on court le risque de désactiver cette danse en l’exposant sur un plateau, volant ainsi, une fois de plus, un des rares moyens d’expression de ceux qui n’en ont pas.

On nous rétorquera que sur scène ce sont de véritables krumpers. Pas de vol donc. Mais que nous disent-ils ? Est-ce que le chorégraphe contemporain féru d’hybridation leur laisse exprimer quelque chose ? Pas vraiment. Si ce n’est cette rencontre de la danse contemporaine et de la danse urbaine.

Et c’est bien d’un mélange qu’il s’agit, mais un peu comme une mise à niveau, une traduction, ce qui nous permettrait, peut-être, à nous, béotiens des danses de rue, de les appréhender de façon plus aisée. Les lumières, par exemple, éviteront soigneusement les latéraux chauds un peu ringards des spectacles de hip hop. Les costumes, magnifiques, arty à souhait nous sortent du classique vestiaire de la salle de sport. La musique n’emprunte rien au rap. Et la fumée dont nous parlions plus haut fait office de scénographie. Pour ce qui est de la danse proprement dite, il y a un vrai souci de composition, ce qui était toujours de l’ordre du solo, de l’improvisation s’écrit, se fixe, et offre des moments forts d’unisson, de ballet, ou de contrepoint. C’est indéniablement beau, léché mais pourquoi privilégier les faciès inexpressifs, presque aseptisés de la danse contemporaine et ne pas préserver la force des rictus propres au Krump, ces émotions qui s’inscrivent sur le visage comme on peut aussi en voir dans le kathakali ? Ça aurait sûrement facilité l’émergence d’une narration, d’une dramaturgie, d’un propos.

Mais peut-être parce que ce n’est pas le but de David Drouard, de raconter quelque chose. Il opère juste une exposition presque documentaire, une acculturation si l’on voulait être méchant dans la lignée de ce qu’avait fait (LA)HORDE avec le jump style usant de la même débauche de fumée dans leur spectacle To Da Bone. Il crée surtout un point de rencontre pour des publics qui souvent ne se croisent jamais : les si rares spectateurs de danse contemporaine et ceux, très nombreux, qui pratiquent la danse comme activité et notamment la danse de rue sans jamais aller voir un spectacle chorégraphique, dessinant ainsi une sorte de frontière intangible entre art et sport.

David Drouard tente de renouveler l’audience de la danse à la manière des créateurs de mode des années 2000 qui redécouvraient le jogging pour rajeunir leur marque. Et on peut bien être déçu de l’absence de propos clair (le dossier de presse parle vaguement du « mécanisme de la naissance et de la chute de civilisations archaïques ou futures » comme toile de fond du spectacle sans préciser de quoi on parle véritablement et emploie même une phrase fourretout, presque bateau : « Cette pièce s’inscrit à la fois dans un sujet qui engage une expérience que tout le monde traverse actuellement sur nos mutations sans précédents (écologique, économique, politique, migratoire…) » qui de fait n’a pas de sens.), mais il faut reconnaître à David Drouard de donner à voir du mieux possible une danse qui peut faire passerelle entre des mondes qui ne se parlent pas.

Alors si vous n’avez jamais vu un spectacle de danse, si vous aimez les danses urbaines, courrez voir ce spectacle qui sera peut-être pour vous la porte d’entrée de la danse contemporaine. Et si vous ne connaissez rien aux danses urbaines, laissez-vous tenter par ce spectacle dans un même souci de découverte.

Thomas Adam-Garnung

vu à :
Espace 1789, St Ouen
photographie :
François Stemmer