Les Débutantes

Et les fleuves coulent des montagnes

1 pièce de danse des Débutantes

« Je ne veux rien écrire. Je ne veux rien dire de ce qui va advenir là, sous vos yeux. Il le faudrait. Ils me le demandent tous. Ils veulent savoir. De quoi ça parle ? Que va-t-il se passer ? Va-t-on être surpris, ému ? Va-t-on apprendre, comprendre quelque chose ? Est-ce que ça vaut la peine de se déplacer ? Donnez-nous envie ! Faites-nous rêver !

Je ne cherche pas à être énigmatique. Ce n’est pas une posture. Juste, je me demande à quoi cela pourrait bien servir. De dire. Mais je me plie aux exigences. Je suis souple. Encore cette fois.

Et je dirais qu’il y a des corps qui s’entrechoquent, qu’il y a des cœurs qui fusionnent, qu’il y a des flux et des reflux, que les lois de l’attraction sont universelles. Et que les fondeurs coulent des statues. »

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Mise en scène :
Thomas Adam-Garnung
Interprétation :
Thomas Adam-Garnung (en alternance), Simon Boin, Stanislas Briche (en alternance), Camille Cadet, Marion Cole, Etienne Enselme, Maxime Michel
Durée :
1h05
le projet.

De l’amour, il ne faudrait pas parler. De l’amour, il faudrait ne plus rien dire. Comme si tout avait déjà été dit. Comme si nous n’avions plus rien à apprendre. Comme si, enfin, ce qui pourrait s’énoncer serait, de fait, inutile, voire naïf.

Il y a comme un tabou à parler d’amour. Cela ne serait pas sérieux. Futile sans aucun doute, mièvre le plus souvent, geignard dans le pire des cas. Ce jugement presque moral ne date pas d’hier. Une tradition française. Les pièces qui traitaient de l’amour étaient reléguées dans la catégorie peu noble de la comédie, même si l’issue pouvait être tragique, même si le sujet ne se prêtait pas à l’humour. Le misanthrope de Molière illustre bien cette hiérarchisation, quelque peu abusive, qui n’est pas propre au théâtre.

Pourtant c’est bien l’amour qui sous-tend nos vies. C’est bien après l’amour que nous courons le plus souvent. Et nous écoutons bien plus de chansons qui content fleurette que de chansons politiques. Le moindre de nos mouvements révèle un intérêt dans le meilleur des cas pour autrui, au minimum pour nous-mêmes. Un intérêt qui a sans doute avoir avec l’amour. Et cela n’en déplaise aux bons penseurs, cela n’a rien de vulgaire.

Après avoir traité de la fin du monde dans notre précédent opus, Apocalypse No More (2014, Point Ephémère, Paris), après y avoir mis en scène de nombreuses fois notre propre mort, nous avons eu envie de nous pencher sur ce qui nous anime et de retrouver un peu de candeur et de légèreté. Nous avons voulu parler de l’amour. Ne serait-ce parce que nous sommes un véritable collectif, un vrai groupe d’amis qui oeuvrent ensemble malgré les obstacles et les embûches. Nous avons voulu montrer ce qui nous réunit, ce qui nous rassemble, notre amitié indéfectible. Encore une fois parler de nous. Dévoiler notre intimité.

Bien sûr les écueils sont là, mais nous tentons de faire avec, dressant inlassablement les récifs d’une vie dont le cours n’est jamais tranquille lorsque l’on décide de s’attacher, lorsque l’on décide d’aimer.

Création au Point Ephémère, Paris

Février 2016

Un spectacle qui parle d’amour. Un spectacle sur l’amour.

Nous sommes partis du texte de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, et nous avons tenté de transcrire sur le plateau les topoï de l’amour, surtout ceux qui nous semblaient inévitables. Nous avons fait sans les mots, travaillant à partir de gestes, de postures, de formes. Et sans la moindre narration, nous avons construit une dramaturgie de l’amour mettant en scène les moments clés de la relation amoureuse, les étapes incontournables de toute histoire d’amour : la rencontre, la séduction, l’union, la routine, la rupture, la reconstruction…

En refusant de raconter, nous nous sommes affranchis de l’exigence d’une compréhension. Même si chaque scène représente, pour nous, un temps de l’amour, même si nous l’incarnons avec cette intention très claire à l’esprit, nous brouillons les pistes en produisant une image détournée de ce lieu commun. L’enjeu, ici, n’est pas d’apprendre, mais bien plutôt de ressentir, d’être un spectateur agissant, producteur d’imaginaires et pas seulement un regardeur à qui l’on demanderait de recevoir et comprendre une information, un savoir, un dogme. Au spectateur de produire du sens, son sens.

Des amateurs et des professionnels ensemble.

Depuis de nombreuses années, nous travaillons avec des amateurs. C’est, pour nous, l’opportunité de toujours remettre en question notre métier, notre pratique. Ils ne viennent pas là pour travailler, mais pour prendre du plaisir. Ils ne viennent pas là pour l’argent, mais pour s’enrichir. Parfois nous pouvons oublier la chance que nous avons d’être sur un plateau, la responsabilité que cela nous confère. Parfois nous pouvons nous croire plus légitimes qu’un autre sur une scène. Parfois nous pouvons perdre la fraîcheur du débutant et nous scléroser dans la routine. Pourtant d’autres, moins aguerris, moins expérimentés, moins soucieux des questions qui sous-tendent le spectaculaire, empruntent, avec simplicité, évidence et joie, les chemins de la représentation. Ils nous permettent de ne pas perdre de vue l’essentiel. Peut-être peuvent-ils manquer de présence, de précision, peut-être sont-ils parfois quelque peu balbutiants, ils trouvent néanmoins leur place dans un dispositif dont le but n’est pas l’excellence froide du geste, mais bien l’exigence d’une incarnation au service de l’émotion.

Des acteurs et des danseurs.

Et les fleuves coulent des montagnes n’est pas à proprement parlé un spectacle chorégraphique. Le metteur en scène n’est pas chorégraphe. Les interprètes ne sont pas tous des danseurs. Et la partition tient plus du dispositif, du protocole que de la chorégraphie. Pourtant ce n’est pas non plus un spectacle théâtral. Il est plus proche de l’idée transdisciplinaire qui prévalait aux productions de Pina Bausch. Il s’inspire aussi des rencontres entre Tg Stan et Rosas. Ce sont des acteurs qui jouent à danser. Ce sont des danseurs qui jouent à interpréter. Les pas sont répétés, réglés, assurés, ils obéissent à une temporalité. Et pourtant, il y aura des erreurs, des maladresses, des faux-pas, des corps qui hésitent, qui improvisent, qui avancent à tâtons. Car nous restons persuadés que c’est dans les scories que peut naître la vie, que peut survenir l’émotion. L’amour n’est pas un sujet comme un autre. Il demande justement à s’incarner, à être interprété. L’amour est affaire de rencontres, de corps qui s’entrechoquent, d’heureux hasards. C’est bien pour cela que nous avons souhaité cette mixité sur le plateau. Une véritable hybridation.

Nous travaillons à la marge, sur le fil du rasoir, sur la ligne de crête. Nous risquons l’abîme. La tentation du vertige mais pour mieux savoir où nous posons nos pieds, pour mieux savoir ce que nous trafiquons, pour nous sentir un peu plus vivants. Parce que tout cela, être sur un plateau, dans la lumière, faire des choses que d’autres regardent, n’a rien d’anodin, de naturel, de simple. Nous donnons à voir.

Faire du spectaculaire aujourd’hui

A chaque nouveau projet, c’est la question que nous nous posons : comment faire du spectaculaire aujourd’hui ? Quelle est la place du spectacle vivant face au cinéma, aux shows de la musique pop, aux grands-messes de la mode ? Ne sommes-nous pas en train de travailler en vain pour si peu, avec des moyens dérisoires, désuets, anachroniques ? Quelles formes devons-nous donner à ce que nous faisons pour que ce soit efficace, pour qu’une parole soit entendue ?

Les Débutantes forment un collectif aujourd’hui, mais ne sommes-nous pas en train de succomber à une tendance ? Et ce mode d’association ne porte-t-il pas en lui le risque d’une dissolution de la parole ? Est-ce que travailler en groupe, c’est travailler selon le plus petit dénominateur commun ? Il y a tant d’incertitude. Et pourtant, nous avons cette conviction que cette pensée ensemble, diverse par nature, peut permettre l’émergence d’une pensée commune, forte du groupe tout entier qui la façonne, une pensée qui a un sens.

 UNE NOTE D’INTENTION

Je fais majoritairement du théâtre. Mais j’ai toujours entretenu avec la danse des rapports très étroits, en travaillant notamment avec Véronique Ros de la Grange, puis Mark Tompkins, Damien Jalet et surtout Aurélien Richard ; en étant un spectateur assidu de danse contemporaine ; en pratiquant toujours dans mes mises en scène un travail sur le corps, le mouvement et l’espace. Et tout naturellement s’est posé à moi cette interrogation, somme toute capitale, mais assez peu creusée : peut-on faire danser des acteurs ? Comment faire danser des gens dont ce n’est pas le métier ? Est-ce encore de la danse ? Est-ce que cela va donner une couleur particulière au spectaculaire ? Est-ce que la danse aura la même saveur ? Voici ce qui a été, pour moi, le point d’entrée de cette création.

Alors, nous nous sommes affranchis des mots, des phrases, des arguments. A la limite, nous nous en sommes servis comme des notes, mais surtout nous les avons mis de côté. Nous ne voulions plus faire que des images, produire des émotions avec des gestes, comme ce frisson quand on me touche, comme cette chaleur quand on me serre, comme cette joie quand je te retrouve. Nous n’avons pas la prétention de dire ce qui doit être, d’avoir une connaissance sur tout, de transmettre une vérité que nous possèderions. Nous souhaitons juste former un ensemble, un chœur avec ceux qui sont présents, tous ceux qui sont présents, ceux qui agissent et ceux qui regardent. Nous souhaitons juste organiser un peu cette rencontre, lui donner un cadre, un temps, un lieu, l’orchestrer comme un rituel païen, proposant un protocole, un protocole pour expérimenter. Nous expérimentons, nous essayons, nous faisons des tentatives. Nous ne savons pas ce qui va advenir, si la rencontre sera réussie ou ratée. Nous faisons confiance au vivant. Nous imaginons que rien n’arrive par hasard et qu’il y a des nœuds dans l’espace-temps, que ces rencontres que nous rêvons sont déjà là, en puissance, qu’il y a une harmonie à révéler.

Il y aura des moments d’attente. Des moments où il ne se passe rien. Des moments suspendus. Comme une photographie. Un instantané. Ça raconte. Sans dire véritablement les choses. Un récit à trou. Il faut inventer. Imaginer. Tout ça parce qu’il y a de l’indicible. Tout ça parce qu’il y a des choses qui nous dépassent. Des choses qui se disent indépendamment de nous, sans que nous ayons véritablement voulu les exprimer. Un peu comme des lapsus. Un peu comme des mots qui sortent de la bouche sans crier gare, sans prévenir. Des mots qui forcent les lèvres, actionnent les mâchoires, des mots qui sortent. Sauf que ce ne sont pas des mots, juste des gestes, des mouvements, des postures. Qui disent plus qu’un long discours. Ça nous échappe et alors ? Qu’on en joue. Accepter. Il y aura des pertes. Des effusions. C’est bien ça qu’on attend de l’amour.

UN SYNOPSIS ANALYTIQUE

C’était un vaste sujet, un sujet périlleux, la peur d’être mièvre, la peur de redire mal ce que d’autres avaient pu dire si bien, la peur finalement d’être inutile car tout aurait déjà été dit. Pourtant une urgence. Une urgence à parler d’amour. Comme si ce monde en manquait. Comme s’il fallait assumer qu’on ne peut pas faire sans. Et puis se dire que, peut-être, ce qui compte ce ne sont pas les mots, mais les actes. Même si, bien souvent, les mots sont des actes. À la lecture des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes nous apprenons bien des choses. Pourtant, ce savoir n’est pas efficient, il ne nous change pas. Comme si les mots n’avaient pas, en ce domaine, de poids. Peut-être parce que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Sûrement parce que le cœur n’entend pas raison. Alors nous avons décidé de faire sans les mots. De raconter une histoire, une histoire d’amour sans prononcer un mot. D’agir. Parce que nous sommes des acteurs. Action.

Ça commence par des entrées et des sorties, des gens qui marchent, des portes qui claquent. C’est l’un des signes caractéristiques des pièces de boulevard, les portes qui claquent. Et ces pièces-là parlent d’amour. Peut-être un amour dont on rit, des femmes volages, des maris cocus. De l’amour tout de même.

Ils traversent l’espace d’un pas décidé. Et chacun à leur tour ils reçoivent un coup. De foudre. Love at first sight. La caractéristique de la comédie américaine. Le conte de fées aussi. C’est une pièce de citations ? Elle évoque.

Pourtant l’objet d’amour ne reste pas. On le perd. Alors commence une danse de séduction. La séduction comme une litanie, une ritournelle qui n’en finit pas, qui se répète et n’avance pas. Des gestes ostentatoires, surfaits, des postures. Il y a quelque chose de l’ordre du masque quand on tente d’attirer l’attention de l’autre pour qu’il nous suive (se ducere). C’est surtout une entreprise inlassable, une accumulation de tentatives et d’échecs. Le corps est tenu par des codes. Et la tête est comme absente. Ce sera un des leitmotivs du spectacle, la tête absente. Être le plus neutre possible avec le visage. Qu’il exprime un minimum. Comme si nous étions étrangers à nous-mêmes. L’amour nous fait accomplir des choses dont nous nous pensions incapables. Les meilleures comme les pires. Comme si nous ne nous reconnaissions pas.

Nos lignes sont parallèles. Des trajectoires fixes. Les rencontres impossibles. L’amour c’est aussi et toujours une histoire de solitudes. La difficulté à avouer aux autres ce que l’on vit, alors qu’en fait ils vivent les mêmes turpitudes et tribulations que nous.

Alors chacune de nos mains devient comme un personnage, une marionnette. Elles se découvrent, elles se touchent. Elles tentent de fusionner. Là encore, c’est un échec. Elles ne forment jamais un tout indissoluble. Il y a séparation.

Chacun entame la même succession de gestes stéréotypés, anecdotiques : la main dans les cheveux, la main qui essuie une larme, se serrer dans nos propres bras. Signifier la présence de l’autre en criant son absence.

Mais peut-être pouvons nous faire semblant. Occuper chacun une place. Mettre en lumière les relations qu’il peut y avoir entre nous. L’amour, l’amitié, la haine aussi. Mais nos places sont interchangeables. C’est une question de point de vue. Finalement nous ne faisons que reproduire les mêmes schémas, dans un réseau complexe de relations.

C’est le temps de la rupture, c’est le temps du deuil. Abandonner ces idées toutes faites de l’amour. C’est douloureux, c’est difficile. On en pleure.

Mais au-delà, il y a peut-être une lumière, un éclat, une surbrillance. C’est ce que semble dire cette kyrie qui résonne, seule musique de toute la pièce. À nous d’ouvrir les yeux. À nous de prendre le temps de nos gestes. Comme pour ressentir pleinement par où passe notre corps, toutes les micro sensations. Tenter d’arrêter le mouvement. Et un mouvement plus réfléchi, presque esthétique. Un mouvement qui devient un signe et qui s’assume comme tel. Un corps que l’on dirige. C’est peut-être alors le moment de se rassembler, d’aller au plus profond de nous en continuant de regarder vers le ciel. Il y a de l’animalité en nous. Laissons-la advenir, émerger. Une énième tentative de communication pourra avoir lieu. Mais les mots sont inaudibles. Le corps est frénétique. La compréhension est un cas particulier de la communication. Il faut plutôt tenter de nous libérer, d’essayer de donner de l’amplitude à nos propres gestes. Le regard porté sur les autres, la connivence peut naître, la joie aussi. Tout cela comme une reconstruction de l’amour. Fin.