Les Débutantes

Danse et handicap

Du monstre à la démonstration

Validés.

Le handicap, dans toute sa diversité, a connu une histoire mouvementée. Depuis le Moyen-Âge, qui mettait handicapés physiques et mentaux sur des estrades de foire, en passant par le XIXème siècle qui fait de cette dernière pratique une habitude, l’handicapé était vu comme un monstre… comprendre « montré par un tiers ». Aujourd’hui, le monstre-montré a cédé place à celui qui se montre, en démontrant son originalité, heureuse et lumineuse. Mais la danse est-elle handicap-compatible ? Le point en quelques étapes.


Celui qu’on pose là.

Si « handicapé » est encore, parfois, un mot malheureux, utilisé comme une insulte, dans la conception des Modernes, c’est-à-dire du XVIIème siècle, il n’existe pas. Il est décrit par le terme de « monstre » : « Hoc monstrum est » – « voyez cet être surprenant »… par son apparence ou son comportement. Le monstre rassure pourtant – il est l’autre, le contre-exemple, l’opposé que l’on pose sur un plateau, contre son gré. Et on le montre du doigt. Lui qui, honteux, se cache. Au XVIIème siècle, le jésuite Nicolas Malebranche édifie une réflexion surprenante sur ceux que l’on appelle aujourd’hui les « handicapés » : une femme enceinte qui regarderait trop longuement une nature morte avec des poires pourrait de ce fait accoucher d’un enfant dont la tête serait de la forme du fruit ! Autrement dit, d’un monstre. Et il en va de même pour les aveugles, les sourds-muets, ou les individus frappés d’une « anomalie » physique ou mentale. Merci bien !

Descartes, précédant Malebranche, s’attache au handicap qui ne se voit pas, en s’opposant à son exclusion. Les sourds-muets sont plutôt l’objet d’un devoir d’adaptation de notre part à leur déficience cognitive. « Ils se servent de signes pour exprimer leurs pensées, aussi bien que nous avec les mots ». Et c’est pourquoi, à leur manière, ils participent de plain-pied selon lui à une humanité toujours supérieure aux animaux. On progresse… En tout état de cause, Descartes achève son œuvre philosophique par les vers d’un ballet, La naissance de la paix, manifeste d’harmonie légué à notre monde contemporain pétri de haine de la différence, de discrimination, de mépris.

Si, heureusement, notre siècle ne les classe plus dans le registre des « monstres », terme délaissé au profit d’« handicapés », c’est bien pour nommer les personnes déficientes, à qui il manque quelque chose. C’est donc bien dans le rapport au corps physique que la question du handicap se pose. La danse, par son approche gestuelle et mentale du corps, a donc pleinement son mot à dire.

L’égalité, mission de l’Etat ?

Si l’Etat a pris pour missions globales sur le handicap l’accessibilité des lieux publics et l’égalité des chances (éducation, travail), il s’est aussi penché sur les pratiques physiques comme le sport, dont la danse relève, mais sans s’arrêter sur les détails. Dans les faits, nulle incitation concrète.

Isabelle Ginot, professeure du département danse de l’université Paris 8, creuse la question depuis longtemps : « On retrouve dans toutes les danses la problématique sociale du handicap, c’est-à-dire les mêmes effets de marginalisation et d’exclusion présents partout dans la société. Simplement, ils se retrouvent décuplés dans le monde de la danse. » Pourquoi ? Parce que la danse est pensée comme une technique visant une forme idéale, et donc nécessitant des dispositions physiques et mentales adéquates. Et ce, qu’il s’agisse de la pratique amateur comme de la création professionnelle. Alors, valides et invalides, inconciliables ? Non, reprend Ginot : « La danse contact-improvisation a été pionnière dans l’intégration de danseurs différents, parce que les chefs de file avaient cet enjeu politique de danser tous ensemble, mais aussi parce que cette technique repose sur des enjeux qui sont valables aussi bien pour quelqu’un en fauteuil que pour quelqu’un sur ses deux pieds. Cela ne dépend pas d’une forme à accomplir : cela diffère des cours techniques traditionnels. »

Un excellent exemple est celui d’Anne-Marie Vialard, présidente de Danse et Handicap, rattachée à la Fédération Française de Danse. Elle en sait long sur les avancées, mais aussi les lacunes persistantes de nos efforts politiques. Le point faible de leurs mesures ? Elles ont été créées par des personnes valides, sans concertation avec les handicapés. Le point fort, lui, réside dans le fait croissant de partages de danse entre valides et invalides. « En fait, les danseurs en fauteuil roulant existent depuis longtemps, par exemple, notamment dans les danses de salon ou le rock. La danse country, qui se déroule en solo, se prête encore plus facilement à l’intégration des personnes en fauteuil. Ainsi est née la Wheelchair Line Dance, mais aussi l’aide aux malentendants et aux malvoyants. » Et Vialard de créer en 2013 la section Handi-Danse de sa fédération, et prendre contact avec l’Association des Paralysés de France, la Maison Départementale des Personnes Handicapées, et Handisport. Avec une seule idée en tête : « La philosophie de mon équipe et moi-même est la mixité. Notre association, Périgord Country Music, a d’ailleurs reçu le label Club Handi-Valides de la part du Comité Régional Nouvelle-Aquitaine. »

C’est précisément le point d’Isabelle Ginot : « Certaines formes de danse sont fondamentalement accessibles parce qu’elles dépendent d’autre chose que la production d’une forme, comme le contact-improvisation. D’autres ne sont pas accessibles ; on peut alors faire des efforts d’accessibilité, d’intégration… (…) De là, on va trouver sur scène comme dans les pratiques amateur, de bonnes intentions ratées, et des attitudes inventives pour repenser ces relations entre valides et handicapés. Il faut penser la pratique artistique comme un lieu où peuvent s’inventer des façons de faire différentes, mais ça peut aussi rater en rejouant involontairement les codes de la société dominante, comme c’est le cas pour d’autres questions, raciales, de genre, etc. » Ainsi, il faut travailler avec les danseurs en situation de handicap comme avec les valides : en prenant compte de leurs dispositions. « Il y a des handicapés virtuoses parce que leurs proches les ont poussés à travailler leur talent. » et de penser aux frères Thabet (voir plus loin) ou à Annie Hanauer, merveilleuse dans Tordre de Rachid Ouramdane. « Ce n’est pas parce qu’on est handicapé qu’on doit monter sur scène, et ce n’est pas parce qu’on est danseur handicapé qu’on ne travaille pas sa danse ! »

L’effet loupe.

Parlons-en, de la scène. La création impose des contraintes, que les interprètes enrichissent. La mode des chorégraphes contemporains d’intégrer au plateau un artiste handicapé a mené à plusieurs effets pervers : inexistant dans l’espace public et mental des spectateurs, l’artiste devient archi-visible – on ne voit plus que lui – et pour son statut d’handicapé, non d’artiste. « Le contraste est même brutal lorsqu’il est en scène avec des danseurs hyper virtuoses, rentrant dans les normes attendues. » reprend Ginot. « Une des énormes idées reçues, problématique, que Jérôme Bel a beaucoup contribué à renforcer avec Disabled theater (2012), c’est qu’un handicapé serait un être de nature, et qu’il serait beau de le faire apparaître sur scène à l’état de nature, sans lui faire travailler sa partition, juste pour ce qu’il est. Alors que Bel a créé ces personnages, faisant passer leurs limites pour naturelles. Un artiste handicapé, si c’est un professionnel, travaille comme n’importe quel professionnel. »

Ils sont pourtant nombreux, les artistes qui travaillent avec ou en tant qu’handicapés, sans tomber sur cet écueil. Ils poussent leurs conditions physiques et mentales dans la création, vers leur virtuosité, pour atteindre une forme de banalisation qui permette de les voir en tant qu’artistes, et non seulement comme handicapés. Dans l’immense majorité des pièces, ce sont pourtant encore des chorégraphes valides qui créent pour des artistes handicapés. Une double question reste donc entière : comment rend-on visibles des danseurs avec et sans handicap, et quel accès ont-ils à une parole propre ?

Bérengère Alfort & Charles A. Catherine


A lire, à voir :

  • Les 3 fascicules Danse et handicap, d’André Fertier / Cémaforre, Pôle européen pour l’accessibilité culturelle, disponibles sur le site du Centre National de la Danse : cnd.fr
  • Les publications d’Isabelle Ginot, téléchargeables sur le site de l’université Paris 8 : danse.univ-paris8.fr
  • Le site de Cécile Avio, créatrice de la pratique Handidanse : handidanse-avio.com

Photographies :
Couverture : © Infinite Flow dance company
Corps : © Philippe Moulu – Cie Tatoo
Pied de page : © Périgord Country Music