Les Débutantes

Augures

Chrystèle Khodr

drôles d'oiseaux

Quel pied de nez que de nommer un spectacle Augures alors même qu’au plateau il n’y aura que deux actrices d’un âge certain qui ne feront que parler du passé. C’est comme une inversion. Et d’ailleurs le carré que dessinaient les prêtres dans le ciel pour y déchiffrer les signes se voit ici au sol, comme une ombre. Un carré de ciel où on attendait le passage des oiseaux, dans un sens ou dans un autre. Là il y a ces deux femmes qui ont bien dû voler autrefois mais qui aujourd’hui trainent quelque peu leurs corps défraichis sur des chaises minimalistes selon une chorégraphie à l’économie. Et ce sera tout. Il n’y aura rien d’autres. Pas d’autres images. Ou alors des images mentales portées par les évocations de l’une et de l’autre, par les enregistrements d’artistes et hommes politiques du Liban. Car oui, elles sont Libanaises et parlent de leur premier spectacle. Pas ensemble. Du premier spectacle dans lequel elles ont joué chacune à peu près au même moment, au début des années 80 alors que leur pays est en guerre, une guerre dont on a oublié le début et qui n’en finit toujours pas. Tout devrait les opposer car dans cette guerre elles semblent faire partie chacune de camps irréconciliables. Et d’ailleurs au début elles s’envoient quelques pics. Mais rien de bien méchant. Rien qui ne relève d’une guerre. On pourrait avoir la même animosité avec une Catherine Deneuve partageant le plateau avec une Fanny Ardant. Mais ça en resterait là. L’histoire de notre pays n’est pas si fragmentée, déchirée. Et ces deux actrices de théâtre sont bien plus engagées que nos deux stars de cinéma. Elles parlent d’un théâtre réellement politique, un théâtre façonné par des utopies encore vivaces à l’époque, celles qui ont mené Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie. Et dans le miroir de ces deux femmes, il n’y a pas leur reflet mais celui d’une société tout entière qui tente de continuer à vivre malgré les bombes, une société peut-être plus humaine que la nôtre aujourd’hui où oui l’homme a une place problématique puisque en épousant un metteur en scène une actrice en perd sa fonction, elle n’est plus que la femme du metteur en scène, mais une société où le théâtre est le lieu de tous les possibles, alors qu’aujourd’hui les salles de spectacle sont devenues des Starbucks, des succursales de banque, alors que les comédiens aujourd’hui se révèlent non plus sur un plateau mais sur Instagram. Elles nous parlent d’un passé, mais un passé qui aurait pu dessiner un autre avenir. Un passé plein de promesses. Il y a de la nostalgie et de la mélancolie. Beaucoup. Il y a de l’humour. Il y a du grand art c’est certain. Elles savent nous emmener là bas loin, de l’autre côté de la Méditerranée, il y a quarante ans. Elles nous rappellent ce que nous pourrions faire du théâtre si on avait encore la foi. Si les programmateurs aujourd’hui ne s’évertuaient pas pour la grande majorité à ne programmer que des spectacles fades et insipides qui ne font bouger aucune frontière. Salut spécial à Hortense Archambault qui clairement fait son travail à la tête de la MC93. Mais le spectacle va au-delà de ça. Il n’est pas une inversion, un retournement. Ces deux actrices ne sont pas les prêtresses qui annoncent les événements à venir. C’est à nous que revient ce travail, nous spectateurs. A nous de donner un sens au passage de ces deux volatiles sous nos yeux. A nous de donner au futur un présent.

Thomas Adam-Garnung

vu à :
MC93, Bobigny
photographie :
Julie Cherki